« Anne Nguyen, figure de style du hip-hop » par Ingrid Merckx – Politis (15 juin 2006)
Championne de France de break féminin et chorégraphe prometteuse, Anne Nguyen impose son style sur le hip-hop actuel. Mouvement et discipline dont elle critique le dévoiement commercial et qu’elle voudrait réenraciner. Pour qu’il reste en résistance. Guerrière. « C’est ça, être hip-hop », glisse-t-elle, l’oeil malicieux. Pas une posture, mais une philosophie. On est loin des ghettos américains des années 1980, évidemment. « À l’époque, ils défendaient quelque chose politiquement. Aujourd’hui, en France, le hip-hop n’a plus vraiment d’ennemi. Mais il reste des luttes à mener. » Notamment contre le hip-hop commercial et l’inhumanité de l’environnement urbain. Vingt-sept ans, petite taille, cheveux noirs coupés court, yeux bridés sur peau claire, le sourire ingénu, Anne Nguyen présente, en buvant une verveine, son Manuel du guerrier de la ville. Un recueil d’une vingtaine de poèmes dont certains ont été publiés dans le magazine Graff it !. « Break », « Angles droits », « Egotrip », « Chair Freeze »… ils disent sa vision de la danse, son positionnement dans l’espace, et, partant, dans l’existence. Ils rappellent ce qu’il ne faudrait pas oublier : que le break est une transgression du mouvement, que le rap naît de pensées articulées dans le noir et l’enfermement, que le monde peut être perpendiculaire, que les objets débordent, que le corps est une matière première à raffiner dans le cerveau, qu’il faut trouver un équilibre entre la chair et le béton, et prendre conscience, aussi, de son pouvoir de changer sa manière de penser en travaillant à changer sa manière de bouger.
Anne a écrit tout cela par réaction à des mauvaises tendances, par volonté derevenir aux « valeurs du hip-hop » en ces temps « où il est devenu tellementmode qu’il n’y a plus d’information. Il a été récupéré ». Et par besoin de serecentrer, de rester elle-même dans un univers qu’elle a pénétré à une« mauvaise période, quand tout était déjà en train de changer, quand l’étatd’esprit hip-hop s’effondrait ».
Il y a un peu plus de six ans, Anne Nguyen ne connaissait pas le hip-hop, ou àpeine : elle dansait debout dans sa chambre, en écoutant du rap. Et le monde duhip-hop ne la connaissait pas. Aujourd’hui, elle est une des danseuses les plus envue de France, sacrée même championne nationale de break féminin en 2005. Cequi la fait plutôt glousser : « J’ai gagné ce battle (1) mais j’en ai gagné d’autres.Celui-là m’a donné un titre qui a surtout du sens pour les profanes. » Commesigne de reconnaissance, elle préfère le fait d’avoir été choisie comme juge auchampionnat national annuel, en avril dernier. Comme affirmation de soi, elleaime mieux signaler qu’elle vient de monter sa compagnie, par Terre, et s’apprêteà présenter Racine Carrée, au festival Hip-Hop Tanz au CND de Pantin du 22 au 24 juin 2006 (2). Un spectacle qu’elle a chorégraphié elle-même, son premier solo. « Il marque une étape. Le besoin de poser les bases à partir desquelles je voudrais travailler avecd’autres. » D’autres qui partageraient la même vision qu’elle du hip-hop.Elle est tombée dedans presque tard, l’été 2000. « On commence toujours enété. Après, tu ne peux plus t’arrêter. » Avait fait de la gym étant petite, des artsmartiaux un peu, et de la capoeira « à fond » quand elle était à Montréal, en1999, partie pour une année d’études pendant son cursus d’anglais. Là-bas, elle a appris le break. Retour en France avecune envie décroissante d’étudier et une envie croissante de danser. Pas tout de suite sur la dalle des Halles quand même, trop dure pour débuter, « surtout pour une fille »sous-entendu dans ce milieu de mecs et puis trop dure tout court. « En break,on se fait mal. » Mais dans des gymnases avec une équipe de garçons, lesDalton, ou dans des cours d’école. Elle a vite donné quelques cours, à Montréal,où un certain nombre d’élèves l’attendent en permanence, et à Paris, dans desécoles de danse. Jusqu’à ce qu’elle intègre la compagnie Black Blanc Beur. Elle a enchaîné les battles, pour le plaisir, les potes, l’ambiance, lafête. Et parce qu’au début « on ne sait pas. On aligne de plus en plus de phaseset de freezes pour entendre le public crier ». Un engrenage qui, là non plus, nelui correspondait pas. Avec le culte de la performance et de l’exploit sportif changeant les « codes de relation avec le public » des danseurs, la danse s’est « figée ».« Maintenant, il y a au moins trois battles par week-endrien qu’en région parisienne, avec systématiquement de l’argent à la clé. Ce quiimplique arrogance, agressivité, arnaque et provocation gratuite. » Quid durespect inhérent au hip-hop ? Anne a pris le large.
Elle a travaillé un temps avec des chorégraphes contemporains qui lui ont« beaucoup appris ». Pas question pour elle d’opposer la rue et la scène, « ce quicompte c’est de pouvoir s’exprimer ». Pas question non plus de faire du hip-hopune culture des cités, c’est une « culture urbaine ». Simple banlieusarde « pasdéfavorisée », elle en est la preuve. « Il y a toujours eu de tout dans le hip-hop. Le mouvement est né de l’oppression, mais l’oppression n’existe pas que dans les quartiers. Elle est partout, dans l’environnement, l’architecture de la ville… Les arts martiaux nesont pas nés dans des champs de fleurs. » En 2003, elle s’est cassé la jambe.Bien obligée, alors, de se poser, et de réfléchir à la direction qu’elle voulaitprendre, et à la direction que le hip-hop prenait. « Cette culture s’est construitesur des paroles contestataires. Quand les radios ont imposé 40 % de chansonfrançaise, tout a changé. Le rap français a explosé. On est passé d’un coup del’underground au commercial, avec des morceaux évoquant des filles en string et des 4X4. Il n’y a plus de références identitaires, plus de revendications, les codesvestimentaires ont été retournés. On aime le rap pour le côté fric et frime. » Ellen’écoute plus de rap français, fustige ceux qui « voient les choses en ligne, pasen cycles », ne cite que KRS-One et Nas comme référence, et s’habille moins« hip-hop ». Tout au plus un petit signe discret. Peut-être dans la coupe decheveux, un peu éventée, ou le T-shirt long qui tombe serré sur son jean. Elle avoulu « étudier le passé », revenir au fondamentaux, aux origines latinos du hiphop. Rédiger des articles pour raconter ce qui se passe vraiment dans les battles.Et écrire un manuel qui dirait un peu « la résistance cachée ». »
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(1) Affrontement par la danse, entre la compétition et la rencontre, où exploitsacrobatiques et gestes chorégraphiques s’enchaînent sur le mode du défi. (2) Hip-hopTanz : festival organisé en Seine-Saint-Denis par l’association Moov’nAktion avec le Centre national de la danse à Pantin.
Portrait d'Anne Nguyen par Thomas Hahn –Tanz (Décembre 2010)
Elle a fait des études universitaires, elle écrit des poèmes, publie des textes théoriques sur le hip hop et est rédactrice danse du magazine hip hop Graff it !. Cérébrale? Pas vraiment. Simplement équilibrée. Anne Nguyen a gagné plusieurs fois le Battle Of The Year, a été championne mondiale de breakdance. Elle a acquis de l'expérience chorégraphique avec Black Blanc Beur et Rêvolution ainsi qu'avec Faustin Linyekula et Salia ni Seydou. Avec ses propres spectacles, Anne Nguyen démontre comment des femmes peuvent bouleverser habilement ce domaine plutôt masculin. Elle donne un tout nouveau visage aux powermoves - avec une méthode à connotation très masculine, en démontant les suites de mouvements et en les recomposant. Il n'y a plus de cercles, mais des trajets linéraires, angles droits et trajectoires interrompues. Ainsi nait un système modulaire ludique, une danse contact "breakée" qui dissout le principe d'ordre naturel du corps, comme chez Pablo Picasso. Anne Nguyen applique le principe aux jeux de jambes. Paradoxalement, chez elle, cela parait naturel.
Actuellement, elle présente son quatrième spectacle, le duo Yonder Woman, chorégraphié pour elle et Valentine Nagata-Ramos qui a également recueilli des lauriers en tant que breakeuse.
« Nous sommes comme des animaux en laboratoire », en quelque sorte dans un centre de recherche de breakdance, où le spectateur suit une expérience menée sur deux lutins, amies, sœurs, ou souris, comme si c'était un film de Tex Avery. Dans le magazine Repères, Anne Nguyen a publié un article intéressant relatant comment, dans son précédent spectacle L’Esprit Souterrain, elle a utilisé la danse contact pour rapprocher des corps de breakeurs. Elle a procédé d'une manière scientifique et méthodique.
Pour le futur du hip hop, Anne Nguyen s’interroge également le sens de la synchronisation en breakdance. Avec sa partenaire cela marche déjà très bien. Elle veut créer une pièce pour huit danseurs "debout" (PROMENADE OBLIGATOIRE), de nouveau en contact corporel constant, pour mener sur d’autres territoires sa recherche du contact en danse hip-hop. En attendant, elle rassemble ses poèmes sous le titre Manuel du Guerrier de la Ville. « La ville est une cage », dit-elle, et : « danser est spirituel. Il s'agit de préserver notre part d'humanité. » C'est de là que vient aussi son hip hop tellement différent.