11 Déc2015
Le Monde – Rosita Boisseau (7 décembre 2015)
A 30 ans, le hip-hop court toujours
Certains l’ont fêté il y a un an avec la compagnie pionnière Black Blanc Beur, d’autres avaient déjà sabré le champagne en 2013, et voilà que le gâteau ressort du frigo pour célébrer les 30 ans de la danse hip-hop en France. Pour cet anniversaire à l’enseigne du Festival Kalypso, piloté par le chorégraphe Mourad Merzouki samedi 21 novembre à la Maison des arts de Créteil, on a compté et recompté les bougies.Cette journée spéciale a entraîné des couinements de baskets discordants. « Récupération » pour les uns « parce qu’il n’y a pas de date de naissance précise du mouvement » ; « besoin de reconnaissance par rapport à la danse contemporaine » pour les autres ; « désir de prendre en main leur histoire » selon certains… la fiesta a fait parler. « J’ai imaginé ce rendez-vous pour fédérer le milieu, précise Mourad Merzouki. Beaucoup de danseurs sont restés sur les bas-côtés depuis les années 1980. J’avais envie qu’on se retrouve tous, les anciens et les plus jeunes. J’ai la chance de diriger un centre chorégraphique national et de pouvoir monter ce type d’événement. Il me semblait dommage de s’en priver. »
Plus de trente ans après ses débuts, la danse hip-hop rue toujours dans les brancards. Pas question pour ce mouvement populaire né sur le macadam, grandi en autodidacte dans les banlieues, de se laisser dompter et encadrer. L’annonce par Manuel valls, le 26 octobre, de la création d’un diplôme national supérieur professionnel (DNSP) de danse hip-hop, a fait brûler le torchon dans un milieu réfractaire à l’institution. « L’Etat veut baliser la danse hip-hop de grandes autoroutes sauf que ça ne nous intéresse pas, affirme Yacine Amblard, de l’association Moov’AKTION, baséd en Seine-Saint-Denis. Ce diplôme se heurte au milieu dont les poils se dressent dès qu’on parle de qualification officielle. La plupart des interprètes, dont certains sont reconnus dans le monde entier mais pas en France malheureusement, vivent en donnant des cours. C’est leur socle qu’on est en train de détruire sans leur demander leur avis. »
« Ça n’aidera pas à trouver du boulot »
La poudrière a explosé sur les réseaux sociaux. Pour ou contre cette mainmise « sur une danse qui depuis plus de trente ans n’a pas attendu d’avoir des diplômes pour se développer, commente Bruce Ykanji, figure du milieu, créateur du battle Juste Debout. Cela n’aidera pas à trouver du boulot. Quant au risque de formatage, il est énorme. Il n’y a pas un hip-hop mais des danses hip-hop ».
Favorables au DNSP, Mourad Merzouki et Kader Attou, directeurs de centres chorégraphiques nationaux (sur les 19 CCN en France, deux sont pilotés par des hip-hopeurs) répètent que « trop d’interprètes se révèlent fragiles artistiquement lorsqu’il s’agit d’intégrer la création d’un spectacle. »
Une pétition « contre », émise par le collectif Le Moovement, a déjà recueilli plus de 4 400 signatures. Entre-temps, une délégation de chorégraphes, composée d’Anne Nguyen, Karl Libanus, Babson Ousmane Sy, Didier Firmin et Ricky Soul, a répondu à l’invitation du ministère de la culture, le 24 novembre, pour faire un état des lieux. L’affaire est en cours.
Sur le sujet de l’apprentissage, les hip-hopeurs rappellent que la tradition hip-hop prend en compte naturellement la transmission et le passage de relais intergénérationnel. La danse s’apprend en observant l’autre et en échangeant avec lui. Karl Libanus s’est formé auprès de Marina Foucault, puis a poursuivi son histoire avec Nasty ; Marion Motin, elle, a été accompagnée par Nasty et Karl Libanus. « Quand j’étais petit, les grands ont toujours été là pour moi, se souvient Babson Ousmane Sy, 37 ans, du collectif Wanted Posse. J’avais 5 ans en 1983 et j’ai appris à danser avec les Paris City Breakers. Aujourd’hui, je fais la même chose avec les plus jeunes. » Babsona créé des groupes comme Paradoxal et donne des cours.
Un moteur de paradoxes
La relation aux institutions a toujours été un moteur de paradoxes et de tiraillements pour les acteurs de cette culture populaire. Dès le début des années 1990, ce mouvement, à qui certains prédisaient de s’évanouir aussi vite qu’un phénomène de mode, s’accroche en dépit d’une baisse d’intérêt. Les institutions tendent la main tandis que les puristes pointent la « récupération ». En 1993, Christian Tamet, directeur du Théâtre contemporain de la danse, à Paris, ouvre ses studios à 90 danseurs hip-hop, invite des vedettes américaines, des chorégraphes contemporains. L’idée : muscler la technique tout en donnant les clés de la boîte noire des théâtres. « Mais attention, sans aucun esprit de néo-colonialisme comme ça a parfois été le cas chez certains programmateurs, précise Tamet, aujourd’hui directeur de Châteauvallon. J’ai autant appris des hip-hopeurs qu’ils ont appris de certaines institutions. »
Le mouvement fonce, les théâtres s’ouvrent, la professionnalisation du milieu commence. Le festival de Suresnes Cités Danse en 1993, puis Les Rencontres de la Villette, de 1996 à 2009, prennent le relais. « Mais je me souviens comment on m’a accusé de faire de la colonisation culturelle », commente en souriant Philippe Mourrat, directeur de la manifestation de 1996 à 2009, aujourd’hui à la tête de la Maison des Métallos, à Paris. « Et comment certains ont crié au scandale parce que nous investissions les théâtres, ajoute Mourad Merzouki. C’est pourtant la force du hip-hop de s’aventurer dans tous les espaces possibles. »
Sur scène, dans la rue, les clubs, les centres culturels, les battles – ces compétitions qui fleurissent au tournant des années 2000 –, la danse hip-hop est partout. Devenue un phénomène mondial, elle élargit sans cesse son périmètre. Apprendre, se remettre en question, évoluer, mais rester fidèle à ses valeurs : le hip-hopeur court toujours. « C’est un mouvement très créatif, poursuit Chloé Le Nôtre, d’Initiatives d’artistes en danses urbaines (IADU), à la Villette. Il a su générer une économie spécifique forte loin de l’institution. Il n’attend pas d’avoir sa place. » De fait, les danseurs cumulent les jobs – interprètes, chorégraphes, jurés dans les battles, professeurs, mais encore organisateurs d’événements, créateurs de marques… – et cartonnent à la télé, dans les comédies musicales.
Des clics comme un marqueur de talent
Evidemment, la situation n’est pas florissante pour tous. Si certains chorégraphes comme Mourad Merzouki, Kader Attou, Anthony Egéa, Mickaël Le Mer et Anne Nguyen, artiste associée au Théâtre national de Chaillot jusqu’en 2017, tournent beaucoup, la majorité peine à diffuser ses pièces. « Les grandes vitrines ont disparu, et la plupart des programmateurs manquent de curiosité, se contentant d’afficher des labels comme ceux des CCN qui ne sont pas le reflet du dynamisme national, analyse Yacine Amblard. Beaucoup de chorégraphes hip-hop ont renoncé à faire des spectacles depuis le milieu des années 2000. Mais il ne faut pas lâcher le plateau, ni d’ailleurs l’action culturelle dans les banlieues. » Surtout quand Internet offre une scène abordable et brillante pour se faire connaître. La jeune génération riposte en postant des clips et brandit ses milliers de clics comme un marqueur de talent. « Mais attention à ne pas se contenter de ces créations rapides comme des pubs qui se consomment vite », glisse Babson Ousmane Sy.
C’est sur YouTube que Marvin Gofin a tapé dans l’œil de Madonna et collaboré avec elle pour l’album MDNA. C’est au tour de Sébastien Ramirez et Honji Wang, régulièrement programmés auThéâtre des Abbesses, à Paris, de travailler avec la Madone pour Rebel Heart. Marion Motin, elle, fait équipe avec France Gall pour Résiste.
Céline Lefèvre, souvent à l’affiche du festival Suresnes Cités Danse, a présenté, sur invitation du producteur Jean-Marc Dumontet, son solo Ma leçon de hip-hop, à Bobino et à l’Olympia en 2014, et va être diffusée par Kader Aoun, le roi des spectacles d’humour. « En période de crise, mieux vaut aller chercher de l’argent partout, affirme cette femme battante. Céline Lefèvre compte bientôt aussi remettre en piste son épatant spectacle érotique hip-hop Vous désirez ?, grâce à une production privée. Le hip-hop français a le vent en poupe !
Le Monde – Rosita Boisseau (7 décembre 2015)
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